11.
Le Royaume de Perle
En temps normal, les Chevaliers auraient pu atteindre le château du Roi Giller peu après le coucher du soleil, mais le terrain détrempé les ralentissait considérablement. Wellan rappela à sa mémoire ce qu’il avait appris sur la géographie de la région. Surtout composé de prairies où paissaient des hordes de chevaux sauvages, le Royaume de Perle comptait aussi de belles forêts à l’est, près de la frontière qu’il partageait avec le Royaume de Turquoise. À l’ouest, de nombreuses rivières le séparaient de ses voisins de Cristal : avec toute cette pluie, elles risquaient d’avoir déjà quitté leur lit. Il y avait bien peu d’endroits dans ce pays où ils pourraient s’abriter pour la nuit.
Il y a des grottes à l’est, fit la voix de Jasson dans sa tête. Tout comme lui, son frère d’armes n’arrivait pas à oublier le lieu de sa naissance, un petit village à la frontière des Royaumes de Perle et de Turquoise, Cela nous ralentirait considérablement, répondit Wellan. À moins d’avoir envie de dormir dans l’eau, nous n’avons pas vraiment le choix, grand chef, répliqua son compagnon. C’est alors qu’ils entendirent la voix d’Abnar dans leurs esprits. Arrêtez-vous quand vous voudrez et je me chargerai de vous protéger des éléments, déclara l’Immortel.
— Voilà une offre qu’on ne peut pas refuser ! s’exclama joyeusement Bergeau.
Wellan ne poussa pas ses hommes au bout de leurs forces. Dès qu’il ressentit la fatigue et surtout le découragement des plus jeunes, trempés jusqu’aux os, il arrêta la troupe au milieu d’une grande plaine. Les soldats mirent pied à terre à son commandement. Ils entendirent alors un curieux crépitement. Les chevaux dressèrent les oreilles et leurs cavaliers les retinrent fermement.
Un mur de petits filaments brillants s’éleva devant eux en tissant une toile d’araignée inusitée. Il continua de grimper dans le ciel et forma une voûte au-dessus de leurs têtes en arrêtant le déluge et en irradiant une chaleur semblable à celle du soleil. Les vêtements des Chevaliers se mirent à sécher, ainsi que l’herbe incluse dans le dôme magique. Ils laissèrent donc les chevaux brouter et entourèrent Wellan, au milieu de l’espace protégé par la science d’Abnar. Les mains sur les hanches, le chef observait le ciel.
— Il va vraiment falloir que j’apprenne cette magie ! se promit Jasson en arrachant un sourire à son compagnon.
Les Immortels possédaient de grands pouvoirs, cela Wellan le savait déjà, ayant vu Nomar à l’œuvre pendant son séjour au Royaume des Ombres. Ce grand mage avait maintenu en vie la population d’Espérita, en plus de celle des hybrides, pendant des centaines d’années.
Wellan se pencha et constata avec satisfaction que le pâtis n’était plus trempé. Ils pourraient donc dormir confortablement.
— Je crains que nous ne puissions pas faire de feu dans ces broussailles, déplora Dempsey.
— Nous n’en avons pas vraiment besoin si nous mangeons nos rations sèches, répondit Chloé.
Tous se tournèrent vers Wellan, à qui revenait la décision finale. D’un geste de la main, il dénuda un grand cercle sur le sol et alluma au centre un immense feu magique.
— Il ne se propagera pas aux champs, assura-t-il.
Sous leurs regards remplis d’admiration, il se rendit à son cheval pour détacher ses sacoches et sa couverture. Bientôt, chacun fut installé près des flammes. Les bêtes ne cherchèrent pas à s’éloigner et les soldats les laissèrent paître. Les Chevaliers préparèrent du thé et mangèrent une partie de leurs provisions. Derrière le filet d’énergie, le ciel s’obscurcissait graduellement.
— Si les Immortels sont si puissants, pourquoi ne règlent-ils pas eux-mêmes le sort de l’empereur ? demanda soudainement Kagan, assise à quelques pas de son chef.
Wellan considéra la jeune femme rousse. Il s’était déjà posé la question bien des fois et avait trouvé la réponse dans les parchemins d’Émeraude.
— Les dieux leur ont accordé de grands pouvoirs, expliqua-t-il, mais ils les ont aussi assortis de plusieurs conditions.
Les soldats portèrent leur attention sur lui et certains interrompirent même leur repas pour l’écouter.
— Afin de s’assurer qu’ils n’utilisent pas leurs facultés pour asseoir leur domination sur le monde des mortels, les dieux ont défendu aux maîtres magiciens et aux Immortels de manipuler l’esprit des créatures vivantes. Ils n’ont donc le droit d’agir que sur les éléments. Ils ne peuvent pas changer le destin des humains, seulement leur fournir de précieux conseils. Parandar leur interdit d’utiliser leur magie pour nous contraindre à leur obéir.
— Attends une petite minute, le coupa Bergeau. Si c’est vrai, alors comment le Magicien de Cristal a-t-il pu châtier les premiers Chevaliers d’Émeraude lorsqu’ils se sont retournés les uns contre les autres ?
— Chaque Immortel a un mandat différent, lui répondit Wellan. Maître Nomar et la Reine de Shola n’ont pas reçu le pouvoir de punir les hommes.
— Mais pourquoi les dieux l’ont-ils donné à maître Abnar ? s’étonna Ariane.
— Parce que cet Immortel avait des milliers de soldats à diriger. Les dieux savaient qu’il aurait besoin d’exercer une certaine autorité sur les premiers Chevaliers. C’est de cette façon qu’un commandant d’armée se fait respecter.
— Mais pas toi, déclara Kevin.
— Je ne suis pas prête à dire ça, répliqua Kira en faisant sourire le grand Chevalier. Il a très souvent utilisé ce genre de pression avec moi.
— Tu ne vas pas recommencer à te plaindre, soupira Nogait, de l’autre côté du feu.
Sage sentit les muscles de son épouse se tendre comme ceux d’un chat qui aperçoit une souris. Il posa la main sur son bras pour lui recommander de conserver son sang-froid.
— Et puis, Wellan et les magiciens avaient une bonne raison de vouloir te garder en vie, puisque tu protèges le porteur de lumière, intervint Derek.
— Ils ignoraient que tu pouvais te défendre toute seule, ajouta Swan.
— Wellan est un excellent chef, défendit Wimme. Il sait quand être autoritaire et quand être compréhensif.
— Mais il y a des gens qui méritent ce qui leur arrive, ajouta Nogait en décochant un regard moqueur à sa sœur d’armes mauve.
Sage resserra les doigts sur le bras de Kira en espérant pouvoir la retenir si elle décidait de sauter par-dessus les flammes pour réduire Nogait au silence.
— En tout cas, moi, je n’ai pas à me plaindre de Wellan, intervint Bridgess en l’embrassant sur la joue.
— Je préférerais qu’on ne fasse pas mon procès ce soir, les avertit Wellan.
Plusieurs Chevaliers se mirent pourtant à faire son éloge. Wellan rougissait de plus en plus. Même les Écuyers s’en mêlèrent et le remercièrent pour ses judicieux conseils et sa patience. Les yeux bleus de Wellan parcoururent lentement tous leurs visages. Se défaisant de Bridgess, il se dirigea vers les chevaux.
— Wellan ! le rappela son épouse.
Elle perçut en même temps que ses compagnons son embarras devant ces compliments. Elle se leva d’un bond et le rattrapa au milieu des bêtes qui continuaient de se gaver d’herbe.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? fit-elle en se plaçant devant lui.
— Je ne fais que de mon mieux pour organiser la défense du continent, balbutia-t-il en évitant son regard. Je ne suis pas le dieu de la guerre qu’ils dépeignent.
— Mais tu es un grand homme, Wellan. C’est ce qui fait de toi un héros de légende de ton vivant.
Il leva sur sa femme un regard infiniment malheureux et elle le serra très fort. « Il peut être si terrible et si vulnérable à la fois », pensa-t-elle, mais elle n’aurait pas voulu qu’il soit autrement.
— Ce n’est pas ce qu’ils disent qui est important, mon bel époux. C’est ce qu’ils ressentent dans leurs cœurs. Ils t’aiment et ils te suivront au bout du monde si tu le leur demandes. Accepte leur amour, laisse-le te faire grandir…
Elle l’embrassa avec tendresse en provoquant les exclamations de joie des plus jeunes. Wellan mit fin au baiser en soupirant et Bridgess éclata de rire. Elle le ramena vers le groupe, où Bergeau se mit à les taquiner. Le grand chef termina sa ration, les yeux baissés, en supportant toutes leurs plaisanteries en silence.
Ce soir-là, ils dormirent sous le dôme magique, qui projetait une étrange lumière. Impossible de voir les étoiles entre ses mèches. Wellan sentit Bridgess se presser dans son dos. Elle passa son bras autour de lui. Il embrassa doucement ses doigts. Il balaya toute la troupe de ses sens magiques et trouva chaque Chevalier calme ou endormi. Même Kira, aux côtés de Sage, s’était assoupie. Wellan se demanda s’il avait été trop dur avec elle pendant son enfance au Château d’Émeraude.
— Quelquefois, murmura Bridgess, mais c’était pour son bien. N’y pense plus. Elle a vieilli et elle est un excellent soldat.
Elle se faufila le nez dans ses cheveux jusqu’à sa nuque pour y poser un baiser. Wellan ferma les yeux avec délice. Bridgess avait bien raison. Il devait oublier le passé et apprendre à vivre le moment présent. Rassuré, il se laissa sombrer dans le sommeil.